7
En sortant de sa chambre, Azilis fut bousculée par une servante qui surgissait en courant.
— Mais enfin, espèce de sotte, tu ne peux pas faire attention ?
— Oh ! Pardon, domna ! Pardon ! Domna Sabina… Les douleurs ont commencé ! J’allais chercher de l’eau aux cuisines.
Azilis se hâta chez sa belle-sœur. Pourquoi tout se précipitait-il ainsi ? Des gémissements lui parvinrent. Elle se glissa dans la chambre. Assise sur la chaise d’accouchement[29], soutenue par Rozenn la sage-femme du domaine, Sabina haletait, les yeux clos et le front mouillé de sueur.
Azilis se tourna vers Rozenn et son cœur se serra à la vue de la ride soucieuse qui barrait son front. Rozenn, qui était réputée pour son calme, sa maîtrise, avait mis au monde tous les enfants qui étaient nés sur les terres des Sennii[30] depuis vingt ans. La voir inquiète constituait un mauvais présage. Azilis, voulant apprendre les gestes des sages-femmes, avait exigé d’assister aux précédents accouchements de Sabina. Elle gardait en mémoire des pics de souffrance indicibles. Comme toutes les parturientes, Sabina risquait la mort en donnant la vie. Sabina ouvrit les paupières et tourna vers elle un regard noyé de larmes. La douleur semblait lui accorder un répit.
— Azilis ?
— Quand cela a-t-il commencé ?
— Il y a deux heures, répondit Rozenn.
— Mon Dieu, faites que ce soit moins long que pour le premier ! supplia Sabina. Plus de vingt heures. Je ne pourrai pas le supporter.
— C’est ton quatrième bébé, cela devrait être plus rapide, la rassura Azilis en lui prenant la main.
— Les heures comptent double dans ces moments-là. Écoute, Azilis, il faut que tu saches…
Une grimace lui plissa le visage et sa main serra celle d’Azilis comme un étau. Elle gémit. Quand elle put à nouveau parler, elle murmura :
— Ton cousin a quitté la villa.
— Sans me dire adieu !
— Pendant le repas, il a été question de son voyage. Des promesses de ton père. Marcus lui a refusé les chevaux et l’esclave, alors Aneurin est parti. Juste avant le début des contractions.
— Ce n’est pas possible !
— Ils se sont querellés. Quand Marcus lui a tendu une bourse, Aneurin la lui a jetée à la tête. Marcus lui a ordonné de quitter les lieux sur-le-champ.
— Je dois parler à mon frère. Tout de suite !
— Tu l’aimes, n’est-ce pas ? La façon dont tu le dévores des yeux.
Sans répondre, Azilis déposa un baiser sur le front de sa belle-sœur.
— Courage Sabina, ce sera un beau bébé. Courage !
Une main la rattrapa par le bras dans le péristyle. Rozenn l’avait suivie.
— Domna, je suis inquiète. Le bébé se présente mal et domna Sabina n’est pas solide. Les grossesses ont été trop rapprochées. J’avais averti Marcus, il n’en a pas tenu compte. Peux-tu prévenir ton frère que… que je suis inquiète. Ce serait si terrible, juste après la mort de notre maître.
Azilis ferma les yeux.
— Je vais le lui dire, Rozenn, fit-elle d’une voix blanche. Penses-tu qu’il te faudrait de l’aide ? Veux-tu…
Une idée fulgurante traversa l’esprit d’Azilis. Elle reprit d’une voix ferme :
— Veux-tu que j’aille chercher l’Ancienne de la forêt ?
Rozenn hésita. Sa fierté lui soufflait de ne pas recourir à cette sorcière, elle qui s’était toujours débrouillée seule. Pourtant elle acquiesça.
— Elle pourrait être utile.
Azilis se précipita dans le bureau de son frère. À sa vue, il prit un air ennuyé.
— Je suis occupé, je n’ai pas de temps à te consacrer.
— Eh bien tu vas le prendre ! Comment as-tu osé congédier Aneurin comme un domestique, sans lui accorder l’aide que papa lui avait promise ?
— Je suis le maître, je ne te laisserai pas te mêler d’affaires auxquelles une femme ne peut rien comprendre.
— Je comprends parfaitement que papa s’était engagé à aider notre cousin et que tu as trahi ses dernières volontés.
— Il était ivre quand il a promis cela. Et Aneurin n’est pas mon cousin. Je n’ai aucun lien de parenté avec lui. Par le Christ, Azilis ! Tu ne vois donc pas qu’il a perdu la raison ? Il ne s’est jamais remis de ce qu’il a vécu en Bretagne. Même ta mère le disait. Comment peux-tu prendre au sérieux cet illuminé, qui pense sauver son île avec une épée et quelques poèmes ? Et tu voudrais que je sacrifie un esclave et deux chevaux à ses délires ? Tu connais le prix d’un esclave ?
— Je connais le prix de l’honneur, toi tu l’as oublié.
Elle n’évita pas la gifle qui la projeta contre le mur et lui coupa le souffle.
— … méritais depuis longtemps celle-là ! Je t’avais prévenue, tu vas filer droit maintenant !
Elle plissa les yeux pour empêcher les larmes brûlantes de couler.
— J’avais autre chose à te dire. Rozenn m’envoie t’annoncer que l’accouchement se passe mal.
— Mal ? Co… ? Comment ça, ma… mal ?
Pris de court Marcus s’était mis à bégayer. Azilis se rappela cette petite infirmité qui se manifestait dans son enfance lorsque Ninian et elle le faisaient enrager. Mais ni ce souvenir ni la pâleur qui avait envahi le visage de son frère ne provoquèrent en elle la moindre pitié.
— Assez mal pour que Rozenn demande l’aide de Rhiannon. Je vais la chercher tout de suite.
Il lui jeta un regard égaré et quitta la pièce.
* * *
Elle retourna dans sa chambre. L’idée qui avait germé pendant sa conversation avec Rozenn était désormais une décision implacable, encore renforcée par la douleur cuisante de sa joue. Azilis s’assura que Tirid était occupée. Elle rangea dans un sac son manteau et ses gonelles, ainsi que ses luxueuses tuniques de soie. À défaut de les porter, elle les vendrait fort cher. Comme les bijoux dont elle se parait si rarement. Elle ajouta des affaires de toilette, la boule d’ambre offerte par Aneurin, des sandales, puis revêtit des braies et une tunique de promenade. Enfin, elle siffla Ormé et se glissa avec lui dans la bibliothèque. Là, derrière les rouleaux des discours de Cicéron, elle attrapa la cassette où son père gardait son argent. Elle prit tout ce qui s’y trouvait – une belle somme –, mettant une partie des pièces dans l’aumônière qui pendait à sa ceinture et cachant le reste dans son sac. Sa part d’héritage, pensa-t-elle.
Mais elle n’était pas venue là seulement pour cet argent. Il y avait plus précieux encore. Elle se saisit des Euporistes, les livres du médecin Oribase[31], qui lui avaient tant appris, ainsi que du rouleau des Bucoliques. Faute de place, elle se résigna à abandonner l’Iliade et l’Odyssée, ses œuvres préférées.
Elle prit encore une capsa[32] dans laquelle elle rangea des feuilles de parchemin, deux fioles d’encre et des calames. Son regard embrassa une dernière fois la bibliothèque où elle avait vécu tant de moments heureux. Mais le temps manquait pour la nostalgie. Une autre vie l’attendait.
Elle quitta la pièce d’un pas rapide et fut à l’écurie en un clin d’œil. Kian, torse nu, se lavait dehors dans un baquet. Il la regarda approcher, les cheveux dégoulinants.
— Domna ?
— Nous partons. Prends Orion et selle Lug, nous les emmenons avec nous.
— Orion et Lug ? Les deux ?
— Dépêche-toi ! Nous allons chercher Rhiannon. Rozenn a besoin d’elle pour l’accouchement de Sabina. Ah ! Prends aussi deux couvertures. Tu comprendras plus tard.